Fouettés, nus, au galop des ânes
pièce en trois actesRose-Marie François
3 mars 2014 - Fouettés, nus, au galop des ânes
La pièce fut composée à Rome, en résidence d’écriture.
En scène : deux femmes, exceptionnelles à plus d’un titre. Rencontre improbable. Faustine est peintre et poète, membre de l’Académie Royale de Rome. Christine est reine de Suède, elle se dit « roi » : son père l’a élevée comme un garçon. Elle refuse tous les prétendants, y compris son cousin à qui elle refile son trône pour aller vivre dans la Ville éternelle, où elle aura une influence décisive sur les milieux culturels et religieux.
Mise en espace : Jacques NEEFS
avec : Jo DESEURE, Julie HAUTPHENNE,
Michaël MANCONI, Camille PISTONE
Heure: 19h
Lieu: Théâtre de la Place des Martyrs, 22 place des Martyrs, 1000 Bruxelles Réservation indispensable au 02/539 15 71 ou au 02/223 32 08
La genèse de cette pièce est d’abord liée à un lieu : Rome, où j’ai eu le privilège de séjourner en résidence d’écriture. La poète Faustina Maratti Zappi a retenu mon attention, non seulement pour sa vie mouvementée (qui allait se prêter aux « coups de théâtre ») mais aussi pour son appartenance à l’Accademia dell’Arcadia, qui m’ouvrait une fenêtre sur l’activité intellectuelle des femmes à l’époque.
En me documentant sur la vie à Rome aux XVIIe et XVIIIe siècles, en parcourant l’histoire politique, littéraire, celle des arts… j’ai observé l’alternance des attitudes papales, notamment à l’égard des Juifs, confinés au ghetto. Quant à l’horrible galoppo du Carnaval romain, je n’allais pas pouvoir le passer sous silence.
Qui allait donner la réplique à Faustina ? Une femme de science ? Une déesse gréco-romaine ? Un personnage biblique ? Très peu de temps avant mon départ, j’ai trouvé, en flânant à Redu, le village du livre, un modeste ouvrage : « Christine, Reine de Suède ». Cette « petite » chose, écrite dans un style enlevé, en 1930, par une « Princesse Lucien Murat » m’apprend que la Reine Christine, personnage hors norme, a vécu le plus clair de ses jours dans la « ville éternelle ». Non contente d’être mécène, elle irradiait la culture. Elle s’entourait d’artistes, de poètes, de musiciens. Elle écrivait elle-même. Son palais fut le berceau de l’Accademia dell’Arcadia. Le hic, c’est qu’elle mourut sexagénaire alors que Faustine n’avait que dix ans ! Restait à faire confiance à la poésie.
Au début de mon séjour à Rome, ayant expressément décidé de renoncer à la Toile, je me reportais, par commodité, à l’Enciclopedia Italiana en 49 volumes. En consultant la rubrique consacrée à la reine Christine, j’ai constaté que la liste de ses langues – suédois, latin, grec, français, allemand, italien, espagnol – était amputée de l’hébreu, alors que, déjà à Stockholm, elle faisait venir pour sa bibliothèque des livres dans cette langue, qu’elle avait commencé à apprendre très tôt avec Elis Terserus d’Uppsal. (L’encyclopédie, rédigée en pleine époque fasciste, offrait d’autres… anomalies.)
À Rome, j’ai travaillé huit à douze heures par jour pendant tout le mois de septembre 2011. Je voulais encore documenter ma pièce avant de passer à l’écriture proprement dite. À la bibliothèque de l’Academia Belgica, un lieu de travail enviable, j’ai pu lire de nombreux ouvrages dont un, de 2003, sur les Académies du 17ième siècle, qui donne la part belle à l’Arcadia. Et un précieux opuscule, récemment paru dans les Marches, comprenant les principaux poèmes de Faustina Maratti.
Quant à l’étude de la reine Christine, j’allais pouvoir m’y adonner à la bibliothèque de l’Istituto Svedese, située à moins de cent mètres de l’Academia Belgica. D’une bibliographie de quarante pages DIN A4, j’ai choisi une petite vingtaine de titres en italien, suédois, allemand, anglais, ayant à ma disposition, en cas de besoin, des dictionnaires traductifs. J’ai également eu accès à des livres précieux des XVIIe et XVIIIe siècles – en français – contenant notamment la correspondance de la reine de Suède ainsi que sa biographie par J. von Arckenholtz. La reine Christine a elle-même rédigé son autobiographie dans la langue de… Descartes. N’oublions pas que l’auteur du Discours de la méthode et duTraité des passions de l’âme fut appelé à Stockholm pour devenir un royal maître de philosophie.
À l’Institut Suédois, j’ai pu m’entretenir avec des spécialistes « christiniens ». D’abord Stefano Fogelberg-Rota, de père suédois et de mère italienne, professeur de lettres à l’université de Stockholm. Il s’est penché sur les activités de l’Academia dell’Arcadia et a organisé en 2003 un colloque international sur le sujet. Ensuite, Madame Anna Maria Partini, qui s’est particulièrement attachée à étudier l’intérêt qu’avait la reine pour l’alchimie et pour la Kabbale et m’a orientée vers les travaux de la suédo-américaine Susanna Åkerman sur les rapports qu’entretenait la reine avec le monde hébraïque. J’ai pu ainsi vérifier ce que j’avais conjecturé, à savoir que la reine Christine n’avait pas supporté la vue du galoppo carnavalesque. Car en étudiant, dans les Annales de l’histoire d’Italie, la teneur de certaines bulles papales, j’avais émis l’hypothèse d’une relation entre l’intervention de la reine de Suède en faveur de l’élection du pape Clément IX et le fait qu’à partir du règne de celui-ci, le galoppo ait été remplacé par « la haquenée ».
Détail amusant, à la synagogue de Rome (au musée attenant), on peut voir un manteau de Torah en soie brochée de couronnes suédoises, taillé dans la chute d’un vêtement royal trouvé dans un ballot de déchets par un chiffonnier. Dans ma pièce, c’est Faustine qui y fait une allusion subtile.
Sur le caractère androgyne de la reine, cette « amazone du Nord », j’ai consulté les textes les plus divers, allant de l’audace abondamment documentée de Kjell Lekeby (Kung Christina, Drottningen som ville byta kön, = « Le roi Christine, La reine qui voulait changer de sexe », publié en 2000), au déni pur et simple de la Norvégienne Madame Børrelsen (dans une communication de 2001), en passant par ce qui ressemble à des « commérages » de salon publiés à l’époque… Cependant aucun doute n’est permis sur l’amour déclaré dans les lettres adressées à la jolie Comtesse Ebba de Sparre, ni sur les amitiés particulières entretenues avec Mademoiselle de Scudéry, Ninon de Lenclos et d’autres dames. Je n’ai donc pu faire l’économie de cet élément dès lors que, de nos jours et en de nombreux pays, les homosexuels, et particulièrement les lesbiennes, sont encore « puni-e-s » d’emprisonnement, de sévices corporels, voire de mort.
Il me restait à élucider l’attitude équivoque de la reine vis-à-vis des femmes. D’une part, Christine joue un rôle décisif dans leur émancipation, notamment intellectuelle. D’autre part, elle ne les inscrit pas comme membres de son Academia Reale. Au Reale Istituto Neerlandese de Rome, j’ai pu me procurer un article d’Anna Teresa Romano Cervone sur les « Presence femminile nella prima Arcadia » – pour les mots anciens ou trop « pointus », j’avais recours à un dictionnaire italien-néerlandais.
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La langue utilisée dans ma pièce est le français, langue internationale à l’époque. Un contenu en prise directe avec notre actualité est dit en langue châtiée : passé simple, subjonctif imparfait, vocabulaire garanti sans anachronismes, -e- muets prononcés plus souvent que de notre temps (à « négocier » avec les acteurs, le moment venu).
J’aimerais que cette pièce soit un hommage à ma chère Europe, à ses langues, à sa culture ! Les deux femmes qui se parlent, l’une germaine, l’autre latine, se réclament d’identités multiples : l’antiquité gréco-romaine, la mythologie et les paysages du Nord, le christianisme et le judaïsme. Mes sources me permettent même de mettre dans la bouche de Faustine une allusion d’ouverture à l’islam.
Je verserais dans la médisance si je nommais l’auteure, française, de la phrase : « Sur la reine Christine, beaucoup de sources, rédigées en langue vulgaire, restent inaccessibles » – entendez « en langue suédoise ». Faustina et Christine, qui ont à cœur de cultiver nos « langues vulgaires », ne manqueront pas de se poser des questions sur Babel et sur l’illusion de la langue unique. Étudier l’histoire des anciens temps nous éclaire sur nos jours !
Étrange Scandinavie est le titre d’un poème qui m’est venu pendant l’été 1968 en Suède, lors d’un colloque de philosophie esthétique à l’Université d’Uppsal, auquel participaient Jacques Dubois, le regretté Philippe Minguet, Pierre Somville et Gianni Vattimo :
On aurait dit le ciel de Rome
Tombé dans les rues de Stockholm.
Et la chanson (musique de Françoise Laroche) se terminait par :
Si loin de la Scandinavie,
Tout aussi loin de l’Italie.
À la fois réelle et métaphorique, cette tension entre Rome et Stockholm, jadis perçue au Nord, récemment réveillée au Sud, trouverait-elle sa résolution grâce à la rencontre de Faustina et la Reine ? (Tel était le titre de travail, titre provisoire, de ma pièce) Puisse la petite histoire, une fois encore, rejoindre l’Histoire avec ses projections sur notre commun avenir.
Rose-Marie FRANÇOIS, Rome, septembre 2011